
Vous connaissez la fable du Lièvre et de la Tortue. Cette dernière défie le lièvre à la course. Le signal donné, elle fonce droit sur l’objectif pendant que le lièvre folâtre, dort, broute, écoute le vent et arrive finalement après la tortue.
Et chacun d’acquiescer à la morale de la fable, « Rien ne sert de courir ; il faut partir à point », qui fustige les procrastinateurs, les dilettantes et autres profils divergents. Notre société d’aujourd’hui continue à adhérer pleinement à cette morale et incite à prendre modèle sur la tortue, constante, industrieuse, tournée vers l’effort et concentrée sur son objectif. Voilà autant de qualités qui vous garantissent une très bonne évaluation annuelle dans le monde du travail.
Les auteurs de l’ouvrage Les Surdoués et les autres (présenté ci-dessous), nous incitent à adopter une lecture moins conventionnelle et réhabilitent le lièvre. À leurs yeux, cette fable nous conditionne à favoriser la lenteur ou a minima l’extrême prudence, la linéarité, la focalisation sur un objectif unique et l’effort constant, même dans des domaines pourtant très éloignés de nos talents innés…
Les surdoués se reconnaîtront plutôt dans les traits du lièvre et dans :
son goût pour les détours et la pensée divergente ;
son attrait pour le jeu ;
sa capacité à rêver et à se laisser inspirer ;
son aptitude à cumuler plusieurs activités et à nourrir différents centres d’intérêt.
Jugé comme le perdant de la course, il illustre aussi une sorte de malédiction de la facilité : « avoir des facilités » est dévalorisé et atteindre un objectif rapidement tout en explorant d’autres voies n’a pas de valeur en soi. Ce serait même de l’arrogance ou un manque d’empathie pour ceux qui n’ont pas ces talents et une remise en cause de notre modèle de méritocratie.
Le « Fais des efforts » de l’Analyse Transactionnelle
Cela n’est pas sans rappeler un des « drivers » de l’Analyse Transactionnelle, le « Fais des efforts » où le résultat obtenu n’a de valeur aux yeux de la personne que s’il a été atteint après un nombre d’heures colossal de travail laborieux et ingrat. Une réussite « facile » obtenue grâce à des raccourcis, aussi malins soient-ils, n’a pas de valeur à ses yeux.
C’est oublier que la réussite en apparence « facile » nécessite pourtant de déployer des stratégies et des ressources créatives dont nous ne sommes pas forcément conscients : faire le tri entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, trouver d’autres façons de faire plus économes en temps et en ressources, et prendre du plaisir dans l’ensemble du processus ! Mais pour la personne chez qui domine l’injonction « Fais des efforts », il faut :
Consacrer beaucoup de temps à une tâche ;
S’interdire tout raccourci ;
Souffrir, souffrir et souffrir encore…
"Tous ceux qui errent ne sont pas perdus” J.R.R. Tolkien
Sandrine Ginola tire une autre morale de cette fable, bien plus inspirante : « Le lièvre, lui, n’est tenu par aucune idéologie, il est donc renvoyé et livré à son désir : il est libre, et donc, il erre. Qui a dit que l’errance était forcément synonyme de malheur ? Je gage que la saveur de l’existence du lièvre n’est pas seulement qualitativement différente mais supérieure à celle de la tortue. Oui, la vie a plus de sens et plus de saveur quand on est directement en relation avec les objets premiers de désir (s’interroger sur le sens du vent) que les objets seconds (la constance). Quel plaisir a pris la tortue à cette course ? Quel plaisir fut celui du lièvre pendant le même temps ? »
J’ai volontairement fait ressortir la notion de plaisir, elle me semble clé : c’est lorsque nous exerçons nos talents, lorsque nous trouvons des raccourcis et que nous testons de nouvelles façons de faire que nous trouvons du plaisir. Pas lorsque nous suivons un processus.
Dans ma vie professionnelle, j’ai souvent croisé ces personnes qui, le lundi matin, sont déjà exténuées : au classique, « Qu’as-tu fait ce week-end ? », elles répondent « J’ai passé tout le week-end à rédiger une proposition de 70 pages pour le client X ». Elles affichent fièrement ces heures d’effort, leur mine fatiguée et s’attendent à recevoir une médaille. D’ailleurs, ce sont souvent ces collaborateurs qui sont promus : ils font tellement d’efforts, ils passent tellement d’heures au travail, ce sont des modèles de dévouement au sein de leur organisation… Quel dommage qu’ils aient parfois si peu de talent dans leur domaine ! Je m’en amuse, mais n’y voyez pas un jugement de valeur : les personnes besogneuses atteignent leur objectif par une voie différente. Ce qui m’irrite, c’est que cette voie soit présentée comme la seule digne de considération. Pour ma part, je préfère la voie du lièvre !
Libérez le lièvre en vous !
Et le week-end du surdoué ? Le surdoué se sera concentré 2 heures sur la proposition pour aboutir à un document d’une quinzaine de pages qui aura plus de chances d’être réellement lu par le client et il aura pris beaucoup de plaisir à travailler sur de nouvelles façons de procéder. Mais gare à lui s’il se vante à la machine à café de n’y avoir passé que 2 heures, puis d’avoir lu un ouvrage de philosophie médiévale. Pire encore, cet être sans scrupules ose afficher l’air reposé et épanoui de celui qui sait se ressourcer !
Libérez le lièvre qui est en vous, explorez les chemins de traverse, vous atteindrez l’objectif fixé, mais aussi beaucoup d’autres en cours de route. En bref, prenez plaisir à tirer parti de vos talents et abusez de vos facilités !
Recommandation de lecture
Une approche philosophique des surdoués
Les surdoués et les autres : Penser l’écart, de Carlos Tinoco, Sandrine Gianola et Philippe Blasco (éd. JC Lattès, 2018).
Oubliez les ouvrages sur les surdoués destinés au “grand public”, celui-ci est plutôt élitiste et ne se laisse pas aborder facilement. Philosophique, anthropologique et scientifique, cet ouvrage apporte un “nouveau regard sur l’intelligence”. Vous y trouverez des apports très pertinents sur les formes d’anxiété et de procrastination propres au surdoué. En revanche, peu de conseils pratiques, à part celui de laisser aller ses pensées : “c’est une activité essentielle et d’une grande fécondité dont les surdoués ont particulièrement besoin”. Ne culpabilisez plus lorsque vous ne “faites rien”, votre cerveau a besoin de ces temps d’apparent repos pour développer son arborescence.
Citation Inspirante
Les gens disent souvent que je m’intéresse à trop de choses à la fois : la botanique, l’astronomie, l’anatomie comparée. Mais peut-on réellement interdire à une personne de nourrir le désir de de connaître et embrasser tout ce qui l’entoure ?